30 août 2006

Serge Gainsbourg au passé composé


Hélène Martin – Ronsard 58 (MP3)
Valérie Lagrange - La guérilla (MP3)
Bijou – Betty Jane Rose (MP3)

"Bon, je suis mort. Je fais un bilan."
Début du faux entretien posthume entre Serge Gainsbourg
et Bayon, publié le 4 mars 1991 dans Libération.

Tous les matins, je prend le métro une demi-heure, sous le sommeil exactement. Pour tuer l’ennui, j’ai dans ma veste mon iPod 60 Go pourvu de nombreuses compilations : Back to mono de Phil Spector ou le récent Children of nuggets. Ou, pour rester dans les nouveautés, Mister Melody, de Gainsbourg, sorti en début d'année pour célébrer les quinze ans de la mort du chanteur, le 2 mars 1991, et compilant des morceaux composés par lui pour d'autres artistes. Une caverne aux quatre-seize merveilles et aux deux codas posthumes (un très dispensable duo entre Lulu et Bambou et le bien plus intéressant Boomerang de Daho/Dani). Le tout réparti sur quatre disques suivant plus ou moins l'évolution de la carrière de l'homme à tête de chou, d'inédits offerts en reprises prêtées, souvent étonnantes (Le poinçonneur des lilas par Les Frères Jacques, qui ouvre l'ensemble) ou magnifiques (L'anamour par Françoise Hardy).

Ca commence fin années 50. Celles ou, accroché au pont des Arts, Gainsbourg fit son trou, son grand trou, en bon name-dropper de poètes et autres artistes (Baudelaire, Ronsard, Prévert, le compositeur Franz Lehar) ou médecin légiste cynique des affaires du coeur ("Putain des trottoirs, putain des palaces/Pour les mecs dans l'fond c'est le même tabac/On lui paye son prix, on s'en débarrasse/Faut qu'elle fasse l'amour, et pas d'embarras", sur Ronsard 58, titre de l'album Du chant à la une repris par Hélène Martin).

Les deux disques suivants chroniquent pour l'essentiel ce tournant des années 60 où le beau Serge laissa tomber le jazz dans le ravin pour la pop qui fait shebam pow blop wizz. Gainsbourg confidentiel ? Moins que jamais : Gainsbourg consacré, eurovisé comme un vulgaire Lordi et inlassable pourvoyeur de sucettes pop pour France Gall (dont Laisse tomber les filles, récemment consacré par Pitchfork parmi les 200 meilleurs singles des sixties, et dont l'intro a un lointain air de parenté avec le Peter Gunn de Henry Mancini, récemment repris sur Juicebox des Strokes). Ca vous a plu, vous en voulez encore ? Gainsbourg soumis au Bardot culte, compositeur de luxe pour stars respectables (ne pas rater les hilarants Je préfère naturellement de Dalida ou Hip hip hip hurrah de Claude François, qui commence par un politiquement incorrect "Je pratique la politique de la femme brûlée"). Gainsbourg semeur de pavot sur pavés à venir pour hippies en devenir, comme sur l'excellent La Guérilla, inspiré de la musique sud-américaine et chanté en 1966 par Valérie Lagrange... qui incarna d'ailleurs à la même époque une guerillera du Front de Libération de Seine-et-Oise (!!) dans Week-end de Godard.

Après ça, forcément, le dernier disque du coffret joue l'air de l'apogée puis de la chute, chansons rongées par le temps comme l'acide. Fin des années 60, début des années 70 : textes et musique s'épurent, les réussites les plus bouleversantes fleurissent (Comment te dire adieu ? - ici dans une curieuse version TV allemande - ou Ballade de Johnny Jane). Début années 80 : les musiques deviennent lourdes, les textes aussi peu inspirés que les interprètes, Adjani ou Deneuve, qui ne manifestent pas le même talent qu'au cinéma. Heureusement, deux OVNIS marquent cette époque : J’envisage, rude complainte new-wave extraite de Play Blessures, album composé pour Bashung, et Betty Jane Rose, gemme punk-song vitaminée taillée sur mesure pour Bijou en 1978. Comme Bowie, à qui on le compare souvent (à raison), Gainsbourg avait donc aussi apporté son pavé au chaos punk. "Mâle au féminin/Légèrement fêlé/Un peu trop félin/Tu sais que tu es/Beau, oui, comme Bowie" : cette chanson composée pour Adjani est absente du coffret (heureusement), mais résume bien le personnage Gainsbourg, qui disait avoir placé son univers musical "dans une sphère de luxe et de névrose".